D’où viennent ces bergers?

La Bibliothèque Nationale de France ouvre le 17 janvier 2017 (et jusqu’au 5 mars) une remarquable exposition destinée à proposer un premier aperçu de la richesse du fonds d’archives qu’Olivier Messiaen et Yvonne Loriod ont légué à cette institution. Il s’agit là probablement d’un des plus imposants témoignages concernant la création musicale au XXe siècle. Sa progressive mise à la disposition des chercheurs entraînera sans nul doute un renouvellement profond de la compréhension des œuvres de Messiaen et de son legs théorique. La découverte de sa technique d’emprunt, que nous avons menée avec Yves Balmer et Chris Murray (voir le billet précédent) en constitue sous bien des aspects un prélude, en ce qu’elle nous a permis d’entreprendre une étude de la génétique de l’œuvre de Messiaen même en l’absence d’esquisses disponibles.

Je donnerai ici un exemple de ces potentialités à partir d’un des quelques documents déjà consultables : un cahier de travail de Messiaen, révélé pour la première fois, qui contient notamment des esquisses pour ses œuvres entre (approximativement) 1932 et 1935. Dans ce « Cahier vert » (BnF RES VMA MS-1491) figurent notamment des notations très précoces de ce qui deviendra La Nativité du Seigneur. Il nous permet de constater que le premier projet de Messiaen semble avoir été un « poème symphonique » sur la Nativité, faisant suite aux Offrandes oubliées, au Tombeau Resplendissant, à l’Hymne au Saint-Sacrement, à L’Ascension (œuvres qu’il désigne à l’époque par ce vocable fortement ancré dans le XIXe siècle et qui disparaîtra ensuite de ses commentaires). Deux brefs thèmes et une esquisse de plan sont jetés sur le papier. Le premier semble, dans la chronologie de ce cahier, le tout premier germe de sa prochaine œuvre pour orgue : Messiaen abandonnera en effet le projet d’une nouvelle œuvre d’orchestre, mais conservera la thématique de la Nativité et ce thème musical pour l’œuvre à venir.

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Olivier Messiaen, Fragment d’esquisse préparatoire à La Nativité du Seigneur (BnF RES VMA MS-1491)

Cette phrase musicale peut en effet être considérée comme une version primitive du thème du dernier volet de « Les Bergers », deuxième mouvement de La Nativité pour orgue.

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Olivier Messiaen, La Nativité du Seigneur, « Les Bergers, extrait. ©Editions Alphonse Leduc

La comparaison des deux versions permet de mettre en lumière certains aspects du travail du compositeur. La première version est en mode 2 polarisé sur sol dièse mineur. La deuxième utilise le mode 6 polarisé sur la, en retravaillant l’harmonisation sur pédale de la première pour plus de diversité dans l’exploration des possibilités harmoniques du mode. Mais c’est surtout dans le domaine rythmique que la différence est frappante. La métrique régulière du thème du « Cahier vert » est modifiée par l’emploi d’un outil qui, dans La Nativité, fait sa première apparition chez Messiaen : la « demi-unité de valeur ajoutée ». Messiaen a transformé la métrique à 2/4 (ou 8/16) par l’ajout ou le retrait d’une double croche pour aboutir à des alternances de mesures à 7/16 et 9/16. « Valeur ajoutée » ou « retranchée » doit donc être comprise sous l’angle le plus actif et concret qui soit. Il s’agit bien d’ajouter et de retrancher à une mesure traditionnelle pour la transformer. Nous sommes ici au cœur de la naissance du langage personnel d’un Messiaen qui crée son style en s’inventant des outils de transformation du patrimoine musical dont il hérite. Bien loin d’être un phénomène purement rythmique, la valeur ajoutée suppose l’ajout de notes mélodiques, ici principalement des chromatismes qui accusent les caractéristiques particulières du mode 6 et ornementent la ligne de la mélodie du « Cahier vert ».

Il ne s’agit pourtant pas là du seul profit à tirer de cette comparaison. En effet, la découverte d’une version primitive de la mélodie des « Bergers » permet de résoudre une énigme qui court depuis des décennies parmi les organistes. Dans ses premières notes de programme de l’œuvre, Messiaen précise que cette mélodie est « une sorte de Noël ». Ambigüité courante sous sa plume, notamment quant aux matériaux mélodiques en relation avec des traditions populaires. Dans la quasi-totalité des cas, Messiaen évoque une parenté stylistique ou générique vague, tendant vers le pastiche. Cependant, avec Y. Balmer et C. Murray, nous avons compris, preuves à l’appui, que ces formulations cachaient non pas des pastiches mais des emprunts, c’est-à-dire la référence à un modèle mélodique précis, choisi et transformé par Messiaen selon des techniques spécifiques pour l’intégrer à sa propre musique. Dans les « Bergers », la source était restée inaccessible (malgré, depuis longtemps, des propositions diverses basées sur des comparaisons trop superficielles). Découvrir un stade intermédiaire de transformation permet à présent d’assurer sans aucun doute possible la remontée à la source. Elle m’a été permise grâce à la perspicacité et la culture de mon collègue et ami l’organiste suisse Tobias Willi, que je remercie très vivement.

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capture-decran-2017-01-15-a-20-04-07Avec ce Noël poitevin « Oh què de grande fête », nous tenons la source empruntée par Messiaen. Nous pouvons aussi, qui plus est, affirmer avec une quasi-certitude que c’est bien cette version, tirée des 450 Noëls classés par tons harmonisés par Léon Rouher et publiés par l’éditeur Biton en 1910, que Messiaen a eue entre les mains. Le ton rarissime de sol dièse mineur (dû ici au seul fait que l’arrangeur a voulu présenter des mélodies dans tous les tons majeurs et mineurs pour son recueil), ainsi que l’harmonisation sur pédale ne laissent pas place au doute.

Cette découverte permet de comprendre certaines attaches que La Nativité du Seigneur garde avec la musique de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. La singularité de Messiaen est une conquête progressive : comme chez son prédécesseur à la Trinité Alexandre Guilmant et nombre d’organistes de son temps, un Noël populaire peut encore constituer le matériau premier d’une œuvre musicale originale à l’intérieur d’un genre bien référencé. Pourtant, de cette source commune, Messiaen fera un usage insoupçonné avant lui : travaillée, retravaillée, passée par les prismes déformants des outils qu’il s’est forgé au contact d’autres sources musicales, il construit sa modernité par cette capacité à faire siennes les musiques à même de servir sa quête tant de matériaux que d’imaginaire.

Le mardi 31 janvier, Marie-Gabrielle Soret, conservatrice au département de la musique de la Bibliothèque Nationale de France, et Yves Balmer donneront une conférence pour présenter l’une des pièces maîtresses du Fonds Messiaen: le manuscrit du Quatuor pour la fin du Temps, ainsi qu’un certain nombre de documents témoignant de son étonnante genèse.

2 Commentaires

  1. Ferran dominique · · Réponse

    passionnant… enfin le Poitou apparait chez Messiaen !

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  2. Chouette billet, Thomas, merci à toi et à Tobias pour ce bel exemple d’une transformation d’emprunt en plusieurs étapes !

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