César Franck à trois temps

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Virtuosité de l’exploration harmonique, ambition architecturale, expressivité mélodique : voici trois centres d’intérêt habituellement reconnus à la musique de César Franck. On serait bien en peine de compter l’invention rythmique parmi les domaines de prédilection du compositeur, et l’on n’a pas manqué de lui en faire la critique au long du XXe siècle. L’homogénéité du débit, la régularité des carrures, la calme (voire pesante) scansion de son écriture de choral nous conduisent a priori à faire du rythme plutôt un cadre normatif propre à soutenir d’autres domaines de recherche.

Pourtant, une relecture de quelques-unes de ses partitions ouvre la possibilité de nuancer ce jugement, en mettant en lumière une invention étonnante et stimulante, et de précieuses ressources pour l’interprète. Je le ferai ici sous la forme de quelques notes concernant la Pastorale, des Six pièces pour orgue, datée de 1863. Sous sa concision et sa simplicité se cache une étude de métrique aussi discrète que subtile. (On entendra ici par métrique le regroupement, l’organisation et la hiérarchisation des battues régulières du tempo).

Dès les premières mesures, il faut se rendre à l’évidence : la métrique indiquée (3/4) est fictive, et le premier temps de la 2èmemesure n’est donc pas un temps fort (exemple 1).  Dans les mesures 1 à 4, l’organisation des harmonies et des motifs mélodiques permet de reconstituer une métrique à 2 ou à 4 temps, avec la particularité de laisser incertain le statut de la mesure 4. L’alternance de temps posés et de temps levés amène à faire du premier temps de cette mesure 4 une suspension et non un appui, toutefois sans possibilité de faire non plus du deuxième temps un appui, puisque privé  d’un nouvel événement harmonique. Pourtant, l’arrivée de la dominante sur cette mesure 4, en cohérence avec la mesure à 3 temps, correspond bien aux codes de la demi-cadence. Franck parviendrait ainsi, par cette subtile ambiguïté, à alléger cet arrêt prématuré du flux musical, pour ne pas en faire tout à fait un repos (rappelons que toute cette première partie de l’oeuvre sera trouée d’interruptions fréquentes).

exemple 1

Exemple 1: César Franck, Pastorale, mesures 1-8

A l’arrivée du 2motif « choral » mesure 5, le rythme harmonique par noire semble cette fois rétablir les choses d’aplomb. C’est cependant sans compter sur l’harmonie de la mesure 6 (entourée dans l’exemple 1). Constitué de multiples notes de passage autour d’une note commune si, cet accord n’a évidemment rien d’une harmonie de temps fort.  Rien ne permet d’imaginer ici une métrique à 2, mais rien non plus ne pose clairement une métrique à 3 : l’ambiguïté est maintenue, au profit de la continuité de la phrase. On pourrait en fait penser celle-ci à 6, la longue suspension et attente d’un appui étant ensuite compensées par celui absolument clair et franc de la mesure 7, grâce à l’accord 6/4 de cadence, outil habituel d’affirmation du temps fort.

Cette certitude n’est pourtant que de courte durée : la répétition immédiate du motif  mélodique (mesures 7-8) sème le trouble. La nuance pp demandée le fait entendre comme un écho du premier : malgré le changement de basse, peut-on vraiment considérer, comme le sous-entendrait la métrique écrite, que la première version du motif se lirait « temps fort-temps faible » et la deuxième « temps faible-temps fort » ? Comme à la mesure 4, mais avec d’autres moyens, Franck a mis en place une situation suffisamment équivoque pour que cette nouvelle interruption ne puisse pas être entendue comme stable du point de vue métrique et pour ménager ainsi une forme de suspension.

La contre-exposition en do dièse mineur qui suit immédiatement reproduit exactement la même situation, dans un autre contexte harmonique, ancrant donc encore un peu plus cette incertitude métrique dans l’oreille de l’auditeur. Par conséquent, quant arrivent des groupes de 2 mesures cette fois clairement dans une métrique à 3 (exemple 2), ils apparaissent paradoxalement comme une déformation des premières mesures ! Si l’on a su tenir compte jusqu’à présent de la métrique réelle et non des conventions de la barre de mesure, la métrique à 3 est alors entendue comme un aboutissement et non comme un point de départ.

exemple 2

Exemple 2: Pastorale,mesures 13-18

Après quatre mesures stables à 3 temps, le travail sur la métrique reprend (exemple 3) : une fois posée une basse insuffisante pour clarifier la situation, motifs et harmonies sont clairement organisées à 2, et à nouveau, les mesures à 3 qui suivent sont entendues de fait comme le retravail et l’allongement d’une métrique de base à 2. Notons, en les comparant aux toutes premières mesures de la pièce, qu’une autre forme d’incertitude est ici cultivée par Franck : celle de la place du temps fort dans l’alternance de la tonique et de la dominante[1].

exemple 3

Exemple 3: Pastorale, mesures 25-28

Pour conclure cette première grande section de la pièce, l’incertitude sera à son maximum (exemples 4 et 5, qui s’enchaînent dans la Pastorale). D’abord, à partir d’une métrique à 3, la fragmentation des motifs détruit cette métrique initiale (ici, comme précédemment, la pédale tenue et donc l’absence de mouvements de basse accroît cette incertitude, tout comme le legato et le tempo calme dissolvent les oppositions). On pourrait croire à une hémiole (2+2+2, en violet sur l’exemple 4) mais les deux derniers temps avant la cadence ne l’affirment pas et manquent même de la détourner.

exempl 4

Exemple 4: Pastorale, mesures 33-37

Enfin, l’augmentation rythmique du dernier motif pour conclure, qui passe de doubles croches en croches, puis en noires, conduit Franck à ne faire de la barre de mesure qu’une simple convention d’écriture (exemple 5) : sa fonction métrique est entièrement détruite et elle n’a ici plus aucune réalité. La notion même d’organisation métrique cède le pas à une libre extension sous la forme d’un rallenti écrit en toutes notes.

exemple 5

Exemple 5: Pastorale, mesures 38-40

La subtilité du travail de Franck met assurément au défi nos outils de pensée et de description. Dans une pièce d’apparence aussi simple, il nous faut, pour tenter de se mettre à son niveau, saisir tout l’intérêt qu’a Franck à maintenir la fluctuation et l’incertitude du découpage métrique, par une subtile attention combinée à l’organisation des motifs et à celle du rythme harmonique. Une forme d’analyse contrefactuelle, qui reviendrait à imaginer certaines des autres solutions plus simples, car moins ambigues pour l’auditeur, écartées (plus ou moins consciemment) par Franck, pourrait être d’un secours précieux ici, pour seconder les outils traditionnels du découpage analytique, impropres à saisir le double sens, l’ambiguité, sans parler de l’émergence ou de la récession de ces derniers[2]. Toujours est-il que dans cette première grande section de la Pastorale qui comprend 40 mesures, on n’en compte pas plus de 15 qui soient clairement à 3 temps…

Le biographe de Franck Joël-Marie Fauquet assimile la grande partie centrale à un orage lointain, d’après le genre de la « pastorale et orage » que les organistes du XIXe siècle avaient modelés sur la Sixième de Beethoven (Exemple 6). Par contraste, ce n’est pas la métrique qui fait ici l’objet d’un travail (elle est clairement à 3 temps) mais les carrures (ou hypermètres, organisant les mesures entre elles). En effet, après une introduction de 4 mesures, les carrures sont organisées par 6 mesures, elles-mêmes étonnamment divisibles en 3=2+1.

exemple 6

Exemple 6: Pastorale, mesures 45-56

Cependant, au moment de la conclusion de cette première phrase, l’arrivée de la tonique sur un temps faible accroît l’effet de précipitation et permet une forme efficace de liaison avec la phrase suivante partant en syncope.

L’invention métrique joue donc ici à grande échelle : après une première partie basée uniformément sur des carrures à 8 et 16 (même les augmentations rythmiques de la fin étaient incluses dans une grande carrure à 16), le début de cette seconde partie contraste à un niveau que le système traditionnel d’écriture ne révèle pas au premier abord, mais qui est pourtant un enjeu essentiel de la composition, et de la perception de différentes qualités dans le déroulement du temps.

C’est dans le fugato, qui prend place au centre de cette 2egrande partie de la Pastorale, que l’invention métrique trouve son aboutissement, tant dans la dimension mélodique (le sujet est construit en 2+2+2+3 temps) que contrapuntique et harmonique (voir la note de basse entourée dans l’exemple 7 qui vient encore complexifier les choses, en ajoutant un appui harmonique inattendu et en décalant le rythme harmonique par rapport à la réponse du fugato).

exemple 7.1

exemple 7.2

Exemple 7: Pastorale, mesures 81-97

Dans la troisième et dernière grande partie de la Pastorale, Franck reprend la première en superposant le premier motif et le thème de choral (exemple 8). Cette superposition, bien loin de clarifier les incertitudes métriques de leur première apparition, les fera interagir au profit d’une étrange sensation de suspension.

exemple 8

Exemple 8: Pastorale, mesures 147-157

Enfin, pas plus qu’elle n’avait commencé à 3 temps, la pièce ne se termine à 3 temps (exemple 9) : les toutes dernières mesures passent à 2 en ménageant la friction entre répétition et contraction des motifs (en vert) et organisation de l’harmonie (en violet).

exemple 9

Exemple 9: Pastorale, fin

Sous le vêtement conventionnel et normatif de la mesure à 3/4, et au sein d’un genre que sa supposée naïveté cantonnerait à l’anecdote, Franck déploie donc, sans le signaler avec vacarme, quelques trésors d’invention dans un domaine d’expertise que peu lui reconnaissent. Si l’on peut observer quelques éléments similaires dans la fugue du Prélude, fugue et variation, et surtout dans la Prière (toutes deux notées à 3 temps), ses œuvres plus tardives ne semblent pas avoir particulièrement poursuivi dans cette voie. Mais ce jugement à première vue mériterait d’être révisé par une étude renouvelée. « J’aimerais mieux moins de carrure » : ce propos du jeune Debussy (rapporté par Maurice Emmanuel) sur la Symphonie de Franck ne doit pas nous empêcher d’y regarder par nous-mêmes.

La musicologie anglo-saxonne a solidement établi la notion de metrical dissonance, pour observer ce dialogue entre invention et norme métrique, chez Schumann et Brahms tout particulièrement. Elle ne me semble pas avoir encore particulièrement fait école en France. Il ne s’agirait pas tant d’installer un néologisme analytique de plus que de fournir à une époque qui reprend à son compte les notions de pulsation et de métrique dans la création musicale des outils pour en comprendre les plus intéressantes et subtiles utilisations dans les œuvres du passé.

Ces quelques lignes ne sont rien d’autre que la mise en forme d’interrogations nées aux claviers de l’orgue, sous les doigts de l’interprète, dans le but de remettre en phase le geste instrumental et la réalité de l’invention, par-delà une notation trompeuse. On sera bien sûr en droit de se demander en quoi cette prise de conscience peut aider : que peut signifier ce discret déplacement des appuis pour un instrument sans capacités dynamiques et supposé tenu au strict legato ? L’organiste doit pour ce faire maîtriser la micro-durée, celle qui a le pouvoir de transformer instantanément le temps en expression, mais cela est une autre question…

[1]Sur quelques aspects cognitifs de l’invention métrique, voir Justin London, Hearing in Time, Psychological Aspects of Musical Meter, Oxford University Press, 2004.

[2]Sur ce sujet, voir l’article de William Caplin « Function and Metrical Accent : A Historical Perspective », Music Theory Spectrum, Vol. 5, Spring 1983, p.1-14. Mais l’on pourra aussi plus simplement lire le fameux Prélude n°20 en do mineur de Chopin en s’interrogeant sur la fonction du dernier accord : dans cette pièce, tous les accord de tonique aboutissements d’une cadence parfaite sont placés sur les temps faibles, assurant une relance permanente du mouvement malgré la grande brièveté et la régularité des phrases. Seul un dernier accord répétant la tonique énoncée sur le temps faible précédent peut permettre l’aboutissement et la fin de ces relances, en faisant coïncider l’appui métrique et la stabilité de la tonique.

un commentaire

  1. Merci d’avoir apporté des éclaircissements sur l’alchimie d’une pièce que je trouvais déjà « magique », il y a 45 ans, sous les doigts d’André Marchal, et injustement négligée (comme la Prière, du reste). La notion de « metrical dissonance » est fort à propos (première fois que j’entends ce terme).

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