Effacements

Painting / Malerei

Gerhard Richter, Tisch (1962)

Alerté par un compte-rendu dans la presse, j’ai lu avec intérêt l’ouvrage récemment paru de l’historien de l’art Maurice Fréchuret Effacer, Paradoxe d’un geste artistique (Dijon : Les Presses du réel, 2016), qui se propose de rendre compte de cette pratique chez une trentaine d’artistes « contemporains », de Rauschenberg (exemple canonique de son Erased De Kooning Drawing) à Zang Huan. Bien sûr, la musique n’y a pas sa place (je ne l’y attendais pas, bien que la première épigraphe soit une citation de Cage), mais s’il s’agit d’élargir notre compréhension des moyens de l’invention musicale par-delà ce que la théorie ou l’analyse en transmettent, il y a là de quoi se « pencher davantage » selon l’expression de Char. Comprendre comment le compositeur-créateur édifie, articule mais aussi efface, ce n’est pas (si l’on s’y prend bien) saisir comme un slogan un nouveau paradigme de lecture fourre-tout, mais observer ce que nous, les compositeurs, faisons tous les jours, ne pas le considérer comme un élément annexe à vite oublier, voir que là aussi se loge une richesse de la composition musicale et de ce qui en résulte.

Maurice Fréchuret propose une « typologie du geste d’effacement », et en fait le plan de son livre. Le simple examen des termes, très habilement choisis, ouvre des champs suggestifs pour le musicien : le mode ablatif, le recouvrement neutralisant, la saturation, le caviardage, l’enfouissement. L’entrée dans leur incarnation technique également. Ils révèlent que cette pratique d’effacement peut paradoxalement se situer à plusieurs niveaux : effacer, c’est ôter, gommer, mais aussi ajouter, surajouter.

Mon but dans cette très brève note en forme de pense-bête n’est pas de développer des exemples précis en musique mais je pense, pêle-mêle, à la construction de certaines phrases musicales chez Debussy qui résultent de l’effacement de ses habituelles duplications, au caviardage du manuscrit d’Amériques de Varèse pour passer de la première à la seconde version, à l’écriture « surajoutée » du cycle Jagden und Formen de Wolfgang Rihm… Ils permettraient d’affiner la notion générale de « palimpseste » devenue assez courante dans le champ musical. Vu ainsi sous l’angle d’une procédure, je m’étais interrogé avec mes élèves il y a quelques temps sur le mode opératoire qui a pu mener au fameux 3e mouvement de Sinfonia de Luciano Berio (à défaut d’informations génétiques à portée de main). La partition de Mahler existe, gravée, imprimée, comme un tout. Comment s’y prendre, pour commencer ? Recopier, mais ne pas tout recopier, laisser des blancs ? Ou bien plutôt caviarder, effacer, recouvrir la partition existante ? L’invention de ce mouvement extraordinaire n’a pu se faire que par la découverte d’une méthode, dans la lignée du commentaire de Barthes sur Proust que j’évoquais dans ce précédent billet.

Qu’y a-t-il à effacer en musique ? Si j’en reste ici à une acception graphique, on pense à l’écriture musicale elle-même, à ses signes, à la gomme et ses avatars informatiques. Mais il y a aussi, peut-être surtout, toutes ces pré-écritures que sont ces schémas, structures, cadres, modèles formels, qui sont tout autant des traces d’un héritage que des « manières de s’y prendre ». Ce qui peut être effacé, c’est un état antérieur, à tous les sens du terme, qui a, lui, supposé une forme d’édification ou d’existence « positive ». Le cas le plus emblématique serait alors toutes ces opérations de d’effacement, de recouvrement, de gauchissement des structures sérielles et des diverses opérations déductives, pré-organisationnelles que révèlent les analyses génétiques des musiques contemporaines. Il ne s’agit pas de faire une critique manichéenne de ces pratiques de composition mais d’observer cette forme particulière d’inadéquation autrement que comme une libération du système par le moyen de l’accident ou de l’intuition, pour l’insérer dans un champ de compréhension plus large, qui pourrait aller notamment jusqu’aux musiques « saturées » de notre époque.

Effacer le passé, effacer le système : l’un était supposé faire échapper à l’autre, mais sous la menace de la gomme ou du surajout, ils se révèlent étonnament et paradoxalement proches. Un traité de composition de notre époque ne saurait faire l’impasse sur cette singularité.

 

un commentaire

  1. […] que je viens de formuler semblent obéir à une même tendance : Debussy brouille les pistes, efface les traces, obscurcit les liaisons trop évidentes et camoufle les techniques traditionnelles […]

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